— LE vent les emporte…, dit Jeanne. Il les emporte où ?
— Viens voir…
Ils suivirent les papillons. Ils traversèrent l’île par les rues et les couloirs, et ils rencontrèrent d’autres papillons dans l’air. À mesure qu’ils avançaient ils en voyaient de plus en plus, et aussi des abeilles, et d’autres insectes, noirs, dorés, bleu électrique, jaunes, rouge vif, des coccinelles à pois, que le vent léger emportait comme des flocons. Fatigués, ils se posaient parfois sur les humains ou s’accrochaient aux murs et au plafond. Dès qu’ils recommençaient à voler, le vent obstiné, gentil, les reprenait entre ses mains et les emportait plus loin.
Roland expliqua le vent :
— On ne pouvait pas courir le risque que des germes du JL3 soient projetés à l’extérieur par un courant d’air, une porte ouverte, une fissure. Le premier soin des premiers occupants de l’île a été d’installer un grand ventilateur, auquel nous en avons ajouté d’autres. Ils fonctionnent sans arrêt. Ils créent une dépression constante à l’intérieur de l’île. Par toutes les issues, les trous les plus minuscules ou les portes grandes ouvertes quand nous recevons les péniches, c’est l’air du dehors qui entre. L’air intérieur ne peut pas sortir. Nous approchons des ventilateurs. Tu les entends ?
Ils s’arrêtèrent. Malgré le bruit familier de la foule, elle entendit, plus fort, le ronronnement qui l’avait surprise, parfois, dans les instants de silence. « Le poumon » avait dit Annoa…
— C’est le poumon de l’île, dit Roland.
— Un poumon, ça inspire et ça expire … Tout cet air que vous aspirez, il faut bien que vous le rejetiez…
— Tu vas voir…
Ils avancèrent. La rue se transformait en couloir plus étroit, au plafond de plus en plus bas. Le vent léger devint fort, puis violent. Les insectes crépitaient contre les murs comme de la grêle fragile, et le vent emportait leurs restes. Des barreaux verticaux fermaient l’extrémité du couloir à l’endroit où il débouchait en biais dans un couloir plus vaste. À travers les barreaux, Jeanne vit d’autres ouvertures semblables, de place en place, dans le mur d’en face. De toutes les ouvertures jaillissait une neige multicolore d’insectes, qui étaient empoignés par un courant d’air plus fort, entraînés à l’horizontale en un long tourbillon qui tournait de plus en plus vite, et disparaissait vers une extrémité que Jeanne ne pouvait voir. Le bruit des ventilateurs était maintenant tout proche. C’était un bruit rond, énorme, râpeux, comme celui d’une aspiration interminable dans la gorge d’un géant, et c’était aussi plus qu’un bruit, cela entrait par les oreilles, mais ressortait par les narines et la bouche, semblait vouloir tirer au-dehors, emporter, tout l’intérieur du corps, l’air des poumons, et les poumons avec, et tout le reste, avec les papillons, les scarabées et les coccinelles, en tourbillon de plus en plus vite, vers…
— … vers le Feu ! cria Roland au-dessus du bruit. Viens ! Ne restons pas là…
Il la prit par les épaules, lui fit faire demi-tour et ils s’éloignèrent des barreaux en s’inclinant contre le vent qui devint de moins en moins fort, aimable, brise légère, caresse, doigts d’air dans les cheveux, avec, par-ci, par-là, la tache volante, fugitive, d’un papillon de lumière.
— … L’air aspiré par les ventilateurs baigne tout l’intérieur de l’île et ramasse au passage les insectes négligents, puis est rejeté au-dehors en traversant le Feu. C’est une conduite de 20 mètres de long où règne une température de plus de mille degrés. Aucun microbe, aucun germe d’aucune sorte n’y résiste. En un millième de seconde, les papillons deviennent étincelles, puis cendres, puis rien…
« Avec ces femelles adultes qui n’arrêtent pas de pondre, il naît chaque jour plusieurs centaines de millions d’insectes volants dans l’île. Nous avons importé toutes les sortes d’oiseaux insectivores. Mais ils ne suffiraient pas. Le vent fait le reste. Plus le DDT, le HCH et cinq ou six produits similaires dont les matériaux de construction de l’île, la terre et les plantes sont sursaturés pour lutter contre tous les autres insectes, ceux qui fouissent, qui s’enterrent, qui rampent, qui grouillent, qui piquent les plantes, les bêtes, les hommes et qui se multiplient à un rythme fantastique. Nous avons dû inonder d’acide et sécher au chalumeau tout un sous-sol de l’île où les fourmis s’étaient introduites, venues on ne sait d’où… Quand le bison est arrivé, malgré tous les nettoyages et les lessives qu’il avait subis, il apportait des puces… Pas beaucoup, peut-être une douzaine. Trois semaines après, l’île en était noire. Elles nous grimpaient par légions le long des mollets. Toutes les bêtes à poils se grattaient au sang. Nous avons mis dans l’eau un nouvel insecticide, le TCD. Tout le monde en a bu, bêtes et gens. Il est passé dans leur sang. Toutes les puces qui ont piqué et bu le sang sont mortes. Et celles qui n’ont pas piqué ont mangé de la poussière et des menus débris bourrés de DDT et de HCH. Nous avons réussi à les exterminer. Il n’y en a plus une seule. Mais la bataille contre les insectes reste notre souci permanent. Tout ce que nous mangeons, buvons, respirons, touchons, dans l’île, est imbibé d’insecticide. Sans cela, ils nous auraient submergés et détruits. Bien sûr, ces insecticides sont aussi des poisons pour l’homme. Mais ni nous ni aucune des autres espèces animales n’en ressent jusqu’ici les effets. Peut-être est-ce grâce au virus, je ne sais pas…
« Les autres animaux se multiplient aussi plus que nous ne pouvons l’accepter. Nous avons essayé de créer un équilibre naturel, chaque espèce mangeant une autre espèce, mais il y en a qui échappent à tout. Le plus grand prédateur, le seul destructeur qui maintienne vraiment l’équilibre, c’est la mort par vieillesse ou épidémie. Ici, elle n’existe plus. Nous sommes obligés d’intervenir… Regarde… »
Roland montra à Jeanne une grille fermée sous laquelle passaient des rails.
— Ici, chaque nuit, nous envoyons vers le Feu les animaux en surnombre. Nous intervenons surtout au niveau des jeunes, et des œufs pour les oiseaux. Mais nous devons aussi sacrifier des adultes, pour renouveler la fraîcheur des espèces. Ils passent d’abord dans une chambre où ils respirent un air qui les endort doucement et les rend insensibles, puis ils sont emportés vers les flammes. Il n’en reste rien.
« Tout ce qui sort de l’île passe par le Feu. Les eaux usées, les égouts, les déchets, devenus inutiles, tous les objets, bois, plastique, acier, les péniches et les emballages qui nous apportent les marchandises du monde, tout passe par des températures qui vont jusqu’à trois mille degrés avant de s’envoler en gaz et en fumées dans le brouillard ou de retomber fondu, vitrifié, dans l’océan. »
— Tout cela pour empêcher de passer quelques vibrions d’un millionième de millimètre ?
— Pour en empêcher de passer un seul…